Venue du centre de la Tunisie, une « caravane de la libération » a occupé près d’une semaine, la place de la Primature, à Tunis. Retour sur un mouvement qui symbolisa, physiquement, l’unité de la révolution tunisienne et incarna le corps de tout un peuple.
Ce 21 janvier 2011, ils ont décidé de venir à Tunis. Et de terminer ce qu’ils avaient commencé à Kasserine, Sidi Bouzid, Thala, ou Menzel Bouzaiane. Eux, ce sont les jeunes des gouvernorats du centre de la Tunisie, ces chômeurs, souvent diplômés, vivant de boulots à la petite semaine, les peu visibles aux marges d’un système dont ils étaient les soutiers et les premières victimes. Ce sont eux qui, dès le mois de décembre, sont descendus dans les rues dire leur colère de n’avoir ni travail, ni droit ni avenir, et de n’avoir pour tout recours, face à un appareil clanique, corrompu et policier, que de s’immoler comme l’un d’entre eux venait de le faire, Mohamed Bouazizi. Alors ils ont manifesté et affronté les kapos qui voulaient les faire taire. Parce que le silence avait désormais un goût trop écœurant. Parce que les humiliations quotidiennes que leur infligeait une administration omnipotente, protégée par une police aux ordres, avaient usé en eux jusqu’à la peur. Et leur désespoir de cause devint pour toute la Tunisie l’espoir d’une cause commune.
Ça c’était avant que les grandes villes côtières, Sfax, Sousse et Tunis ne suivent leur exemple ; avant la fuite honteuse (ou la démission forcée) de Zine El-Abidine Ben Ali, et avant que, sous la liesse populaire de cette révolution, ils ne soupçonnent dans les manœuvres du gouvernement une restauration en sous-main. Eux que les brigades spéciales, dépêchées pour les mâter, avaient tirés comme des lapins, eux les héros anonymes d’une révolte sociale devenue une révolution nationale, n’allaient pas se faire confisquer le tribut de leur courage. Car pour eux cette révolution n’avait pas le parfum du jasmin, mais l’odeur de la mort de leurs camarades. Et celle d’un début de trahison. La veille, j’avais téléphoné à un ami de Tunis. Professeur dans le secondaire, Habib ne mâchait pas ses mots : « Ce gouvernement est une mascarade », me disait-il. De fait, le premier ministre Mohamed Ghannouchi, en poste depuis onze ans, avait opéré dans l’urgence un replâtrage de façade. Le régime avait peut-être perdu sa tête, mais pas ses serviteurs plus ou moins zélés, complaisants ou couards. Quelques unes de ses figures les plus éminentes demeuraient à leur place dans la nouvelle équipe. Huit des ministres du dernier gouvernement de l’ère Ben Ali étaient reconduits et tous les ministères régaliens, ceux du secret et du pouvoir réels, restaient aux mains de membres du RCD, l’omniprésent parti présidentiel. Conscients qu’ils cautionnaient par leur seule présence un gouvernement sans crédit, les trois ministres issus du Syndicat officiel, l’UGTT, venaient de démissionner sitôt nommés. Mustapha Ben Jafaar, président de la Formation Démocratique pour le Travail et la Liberté et lui aussi éphémère ministre, avait fait de même. Les deux autres représentants de l’opposition légale nommés au gouvernement, Najib Chebbi, le président du Parti Démocratique progressiste (PDP) et Ahmed Brahim du parti post-communiste Ettajdid, ne les avaient pas suivis. Confusion, tractations, malaise ! Et comme si le chaos et ses manipulations n’allaient pas de pair, les chiens avaient été lâchés, on agitait le spectre des pillards, sans préciser que ceux-ci étaient des miliciens armés du régime déchu, engagés dans une ultime parade de la terreur.
C’est dans ce contexte d’un pouvoir effectuant une mue aussi soudaine qu’ambiguë qu’une « caravane de la liberté » (ou de « la libération ») s’est mise en marche vers Tunis. D’où est-elle partie ? Qui en furent les initiateurs ? Voilà bien le genre de questions que rendent oiseuses les réseaux sociaux. La dissémination en tous sens de messages instantanés et leur transformation collective ont un impact incontrôlable. Ils l’avaient déjà montré les semaines précédentes, quand la mise en ligne de vidéos des manifestations de Kasserine, Thala, Menzel-Bouzaiane et Sidi Bouzid avait mis le feu au reste du pays. Il semble donc que cette caravane soit partie de plusieurs villes, sans réelle organisation, mais avec l’efficacité de ce bouche-à-oreille électronique qu’est Facebook. « Nous sommes partis à pied Vendredi de Menzel Bouzaiane », [une localité située à 280 km de la capitale], « et nous avons marché jusqu’à Tunis » me dira quelques jours plus tard, Ahmed, 21 ans. L’énormité d’une telle marche effectuée en si peu de temps ne fera pas ciller ce bachelier sans emploi, aux traits tirés par quelques nuits blanches. Au contraire, son visage s’éclairera d’une grande fierté à l’énoncé d’un tel exploit. Peu importe alors que la vérité soit moins épique. L’exagération est l’hommage que l’incrédulité rend à la vérité. Et la légende, le costume d’apparat des événements qui font l’histoire. Quoi qu’il en soit, une caravane a bien atteint Regueb, le vendredi 21 janvier au soir et de là, un convoi de voitures s’est dirigé vers Tunis. Au même moment, de semblables convois partaient de Sidi Bouzid, Kasserine et Thala. A pied, en voiture, en bus ou en camion. Tous convergent vers Tunis. Dimanche matin, ils sont ainsi quelques centaines, peut-être un millier, à défiler sur l’avenue Habib Bourguiba. Sur une photographie prise alors, on peut lire sur une banderole : « Ils ont volé notre richesse, ils ne voleront pas notre révolution ». Le message des manifestants est très clair : ils sont là pour faire tomber le gouvernement de Mohamed Ghannoucchi, et pour bien le faire comprendre au premier ministre, ils se rendent de l’autre côté de la médina, à la Primature. Quand ils y parviennent, ils retirent barrières et rouleaux de barbelés et investissent l’esplanade de la Kasbah. Ils y resteront six jours. Ce que je découvre mardi 25 janvier est assez extraordinaire. Une place occupée par plusieurs milliers de manifestants, les uns ceints dans le drapeau tunisien, d’autres le visage peint aux couleurs de la Tunisie ou orné de slogans : « liberté », « dignité ». L’esplanade chante, elle harangue le gouvernement, elle discute à tue-tête en tous sens puis s’accorde à l’unisson pour entonner l’hymne national. Cette esplanade est une voix. Elle est le chœur d’une parole qui se libère et redécouvre le goût d’elle-même. Des mots, il y en a en tous sens, criés, scandés, hurlés ou paraphés sur les murs. En arabe, en français, en anglais : « Vive le peuple », peut-on lire, « Enough is enough », « démocratie mon amour », « Tunisiens, restez debout, le monde est fier de vous ». Le palais Dar el Bey, la résidence du premier ministre, en est couverte. Face à lui, le ministère des Finances qui a été rebaptisé « Ministère des voleurs », est tout aussi tagué et sa loggia à arcades est un balcon de choix pour les orateurs qui s’y succèdent et rivalisent de passion et de détermination pour enflammer l’auditoire. L’esplanade est une exubérance, c’est un corps collectif d’une vitalité sans égale. Un manifestant me lance : « C’est la révolution à ciel ouvert » et se perd dans la foule. On m’interpelle : « Vous entendez ce qu’ils crient en Egypte ? “la Tunisie est la solution” » me dit un homme. Il y a de la fierté dans l’air. Un peuple vit au présent sa dignité. La veille, le Lundi 24 janvier, le chef d’état-major des armées, le général Rachid Ammar, était lui-même entré dans cette foule, seulement entouré de quelques soldats. Ayant refusé de tirer sur les civils, une décision qui avait précipité la chute du régime, l’esplanade l’avait accueilli en héros et c’est sans doute à ce titre qu’il avait été dépêché sur place par le gouvernement. Son message tenait en trois points : « Nous sommes les garants de la révolution des jeunes et veillerons à ce qu’elle arrive à bon port » ; « Nous ne réprimerons pas les manifestations pacifiques, mais celles-ci ne doivent pas aboutit à créer un vide, car le vide mènerait à un retour de la dictature » ; « il faut laisser travailler ce gouvernement ou un autre ». En dépit de son prestige, mais peut-être aussi en raison des garanties tacites qu’il apportait aux manifestants, il n’obtiendra pas la suspension de l’occupation. Mais la voulait-il ou voulait-il la conforter dans son être, afin que le gouvernement prenne la mesure des défis et des attentes auxquels il devait répondre ? Il quittera les lieux ovationné par ce qui semblera à tous une neutralité bienveillante, celle que l’armée ne cessera de manifester tout au long de cette semaine. Moins heureux mais aussi moins inspiré, l’opposant Moncef Marzouki rentré peu avant d’exil, devra pour sa part quitter l’esplanade sous les huées et les bourrades. Il flotte sur les lieux un parfum libertaire, les manifestants sont d’une détermination explosive et ne sont pas disposés à se voir dicter leur conduite. Ils l’ont dit : ils sont là pour obtenir le départ de Mohamed Ghanouchi et ils l’obtiendront ! Et si l’on doute de leur volonté, il suffit de les écouter chanter : « Nous resterons un mois, nous resterons deux mois/ Nous resterons un an, nous resterons deux ans… »
Le gouvernement feint d’ignorer un mouvement qui, sous ses fenêtres, le conspue, mais il n’a guère le choix. Un dérapage et il serait balayé. Car cette « caravane de la liberté » marque un second moment essentiel, après les manifestations ayant conduit au départ de Ben Ali : elle réalise physiquement l’unité nationale dont cette révolution, après avoir éclaté en tant de lieux séparés, veut être le symbole. La réunion sur cette place de la kasbah, emblématique du pouvoir tunisien, de jeunes venus des provinces les plus reculées et de la population urbaine de la capitale, en est le corps tangible. L’hymne national, sans cesse repris par la foule, en est le message le plus clair. Fatimah, une étudiante en informatique de l’université de Tunis habillée d’un jean coquet, me le signale comme une évidence : « Dans le nom même de notre pays, la Tunisie, il y a le mot “unis” ». Voilà ce dont cette esplanade est la représentation, celle d’une union libre qui se montre face à un pouvoir en manœuvres qui se terre. Une union moins théâtralement mise en scène que simplement vécue dans sa propre invention ! « Nous sommes tous Tunisiens », me répète-t-on à satiété, « que nous venions du nord ou du sud, de l’intérieur ou de la côte. »
Mais par-delà de cette unité qui s’invente en s’affichant, deux mondes un peu ignorants l’un de l’autre se rencontrent et parfois se découvrent, exactement comme le fait Fatimah qui, accompagnée de quelques unes de ses condisciples, a engagé la conversation avec des manifestants venus de Kasserine. D’un côté, une population issue des classes moyennes ou de la bourgeoisie urbaine, de l’autre, des jeunes venus des campagnes reculées, demeurées en marge du développement économique et touristique de la côte sahélienne. Aux étudiantes, les garçons de Kasserine racontent les manifestations et la répression de la police, mais plus encore ils disent l’humiliation d’être sans emploi ni recours, le désœuvrement dans des villes où il n’y a rien, leur désir forcené de travailler. « Ce sont mes frères, me dit alors Fatimah et je ne les connais pas. Jamais je n’ai su dans quelle misère ils vivaient. Jamais la télévision n’a évoqué leurs conditions d’existence ». Son émotion n’est pas feinte. A quoi l’un de ses interlocuteurs ajoute en s’excusant presque : « Tunis, nous la voyions à la télévision, aucun d’entre nous n’y était venu avant dimanche, et sortis de cette place, nous serions totalement perdus… », mais il s’interrompt, les chants ont repris, il lève le poing et joint sa voix aux autres pour scander le slogan qui, à cet instant, emplit de nouveau la place de sa clameur : « Dégage, dégage, dégage Ghannouchi ! »
Pressé de toutes parts, le gouvernement annonce un remaniement imminent qu’il reporte chaque fois au lendemain. Cerné par une foule qui demande son départ, il négocie en coulisse et tente de discréditer les manifestants. La machine à rumeurs travaille à plein. Elle a ses officines et ses professionnels du ragot. Bientôt on entend murmurer que les occupants de l’esplanade sont des voyous venus voler les habitants de Tunis ou leur prendre leur emploi. Tout y passe, des racontars sur de prétendus viols, ou des orgies dont la place serait le théâtre, avec du shit et de l’alcool à profusion. Killarim, une étudiante en architecture de Tunis, s’emporte : « Il est inadmissible que le gouvernement prétende que ces personnes sont venues pour semer le chaos. Ils ont fait tous ces kilomètres pour qu’on les entende, et les autorités devraient les écouter au lieu de chercher à les disqualifier. Ce sont bien là les méthodes de l’ancien régime. » Fantasme ou réalité, d’autres rumeurs inverses parcourent la foule : des personnes seraient venues au cours de la nuit soudoyer les manifestants, leur proposant à chacun de 500 à 1000 dinars – soit de 250 à 500 € – une somme qui, le lendemain, atteindra dans certaines conversations les sommets astronomiques du million !
Mercredi 26 : On s’échauffe en bord de place. Des provocateurs se sont introduits et sèment la pagaille. La police en profite pour tenter de déloger les manifestants à coups de gazs lacrymogènes. Quelques cailloux volent, on court en tous sens. Un garçon sonné a la tête en sang. On le soutient en le conduisant vers l’arrière. Tout est allé très vite et loin d’effrayer les occupants de l’esplanade, cette tentative de déstabilisation a l’effet inverse. Les slogans repartent de plus belle, on se masse devant la primature et la sympathie des résidents, présents sur les lieux, croît de concert. Hanene, enseignante dans le primaire, me déclare : « Je suis contre ce gouvernement qui essaye de casser le pouvoir du peuple en se servant de gangs, comme le précédent régime. Le gouvernement accuse ces gens de créer de l’anarchie, mais c’est lui qui crée l’anarchie. Il contrôle tout, y compris le chaos ». Ainsi, non seulement les habitants de Tunis fraternisent avec les manifestants mais ils font preuve à leur égard d’une solidarité matérielle exemplaire. Même le vendeur ambulant donne des cigarettes à ceux qui lui en demandent ! Des femmes de la médina toute proche cuisinent d’immenses couscous que leurs maris ou leurs fils apportent dans des bassines de métal. Des lycéens qui ont fait une collecte dans leur établissement et apporté 400 dinars cherchent à qui remettre cette somme mais il n’y a pas d’autorité désignée sur cette place, juste une coordination informelle. Un couple apporte des couvertures, des étudiants arrivent avec des sacs de pains, et c’est ainsi toute la journée, une file de personnes chargées de paniers d’orange ou de packs d’eau minérale, de lait, de conserves ou de médicaments. Dès lors une cuisine collective est organisée où chacun peut obtenir un sandwich au thon et à la sauce tomate que des femmes bénévoles confectionnent à la chaine. Deux adolescentes, balai en main, nettoient la boue de la place. « C’est notre devoir », me dit l’une d’entre elles, « c’est notre manière de participer à la réussite de ce mouvement ». Sous les arcades du ministère des finances, un dispensaire se met en place où se relaient des médecins bénévoles. Presque rien, quelques matelas à même le sol protégés par une barrière métallique, mais des médicaments, de l’aspirine, des antibiotiques et une veille sanitaire. On pose des bandages aux manifestants blessés le matin par la police ; on gère quelques cas d’asphyxie par les gazs lacrymogènes, on perfuse un gréviste de la faim avant de tenter de le convaincre qu’il faut l’évacuer vers un hôpital et plus souvent encore on constate la santé dégradée de nombre de ces jeunes. « Regardez leurs dents, me dit un kinésithérapeute de Sousse, tous manquent de calcium. Cela veut dire que ce pays n’est même pas capable de fournir du lait à tous ses enfants ».
Soudain, il y a un mouvement de foule, un murmure traverse l’esplanade. Tout le monde se précipite vers les barrières attenantes au palais Dar el Bey. La rumeur dit que le premier ministre va s’adresser aux manifestants. Elle se propage mais me revient toute différente. Il n’y a qu’à attendre. On attend, rien ne se passe. Débonnaires, les militaires déambulent derrière les grilles mais veillent à ce que personne ne les franchisse. Au premier rang, une main agite au-delà des barrières un drapeau, à moitié calciné, à l’effigie de Ben Ali. Dans le soleil, on ne voit que le visage du président déchu réduit à cette chiffe molle. Calme, un gradé s’approche et demande à l’homme de retirer sa main. Le manifestant obtempère. Lâche le drapeau. Qui tombe au sol. Le militaire le repousse du pied au-desous des grilles et quand la foule le voit agir ainsi et comme fouler au pied le dictateur, un grand éclat rire la parcourt, doublé aussitôt d’une acclamation unanime. Le gradé ne peut dissimuler son sourire. En avant de l’esplanade, l’ordre des avocats a installé une tente. Nombre d’avocats déambulent en robe sur la place, en sortant parfois directement du palais de Justice tout proche. Ils sont le premier ordre professionnel à avoir manifesté, le 27 Décembre, puis à avoir organisé une grève, le 6 janvier, pour protester contre les violences policières, et jouissent du prestige attaché à leur fonction et à leur connaissance du droit. Ecoutés, ils commentent les événements, mais au-delà des débats auxquels ils prennent part et que souvent animent, on les sollicite pour des motifs plus immédiats : après les échauffourées du matin, on est venu leur signaler l’arrestation de quelques manifestants. Une avocate, membre active de son ordre, prend note, dresse la liste des noms. « Il y a eu dix-huit arrestations » me dit-elle. « J’ai transmis cette liste à notre bâtonnier, il doit s’entretenir avec le ministre de l’Intérieur pour obtenir leur libération ». Non loin de là, deux garçons en grève de la faim se sont bâillonnés et allongés à même la chaussée. Sur un écriteau disposé aux pieds de l’un d’entre eux on peut lire en français : « Seul le silence est grand, tout le reste est faiblesse ». Alfred de Vigny. C’est un peu théâtral, mais la foule qui les entoure est impressionnée. La nuit tombe et avec elle le froid. On s’organise pour braver, une quatrième nuit, le couvre-feu. Des petits tas de charbons versés à même les dalles font des feux maigres autour desquels on se réchauffe. Une bassine de pâtes chaudes circule entre les campements. On tend des plastiques entre les arbres pour s’abriter de la bruine. Après les incursions nocturnes de la veille, un vague service d’ordre tient à l’œil les ruelles de la médina. Dans deux heures, ceux qui se reposent cèderont leur lit à d’autres et il en ira ainsi jusqu’au matin.
Jeudi 27 : Après les pluies de la nuit, l’esplanade de la Kasbah a mauvaise mine. Matelas et couvertures trempés ont été mis à sécher sur des buissons qui croulent sous leur poids. Nombre de dormeurs sont encore couchés le long des murs. Les gens ont froid et il n’y a pas de boissons chaudes. Alors on s’active. Les uns balaient déjà la boue ; un homme, brouette en main, ramasse les ordures et va les entasser au-dehors de la place. Un autre déambule déjà en brandissant une caricature de Mohamed Ghannouchi : on y voit le premier ministre jouer d’un violon qui a la forme de la Tunisie ; son archet est une scie ornée des lettres RDC ». Un troisième propose des calicots à l’effigie de Mohamed Bouazizi, toujours la même image : une belle photographie du jeune homme, prise lors d’un mariage. Il a les mains ouvertes, sans doute applaudit-il, mais depuis son suicide ce geste est comme chargé d’une autre signification, celle d’un don, du don de soi que l’on peut faire, quand on n’a plus rien d’autre à donner. Au dispensaire la nuit a été calme. On a des perfusions de glucose pour soutenir les grévistes de la faim et de quoi soulager rhumes, bronchites, rhinites et accès de fièvre qui commencent à être nombreux. Devant la cuisine, un petit écriteau égaye l’aube froide et la distribution du pain et des biscuits : « cuisine de la liberté ». Et comme les jours précédents, des habitants de Tunis arrivent peu à peu pour asurer le ravitaillement : vêtements chauds et k-way font leur apparition entre les colis de nourriture. Le couple qui vient d’offrir des k-way se propose d’emporter du linge sale, de le laver et de le rapporter. Heureux, l’homme me dit : « « Hier, nous avions apporté des poulets cuits, des boites de sardine, des biscuits. C’est notre contribution et elle est modeste. Regardez ces jeunes, ils viennent de loin et ils continuent de tout donner à cette révolution, leur temps, leur courage et leur sang. Je suis un médecin et j’ai soixante-neuf ans. Mais à leur contact, j’ai trois fois 23 ans ! » Sous la tente de l’ordre des avocats, je m’enquiers des personnes arrêtées la veille. Cinq ont été libérées. Et trois devraient l’être sous peu.
La tente où se regroupent les habitants venus de Kasserine ne désemplit pas. Sur des barrières sont disposés de grands portraits de leurs camarades tués par balles lors des affrontements ayant eu lieu entre le 8 et le 12 janvier. Ces visages imposent le recueillement. Parmi les victimes, figure un bébé de 9 mois, asphyxié par les gazs lacrymogènes. « Dans un lieu où il n’y avait que des femmes », se désole, encore effaré, Nassime. Kasserine est l’une des villes où les affrontements furent les plus violents. Il y aurait eu plus de dix morts pour cette seule localité. Vidéos souvent floues à l’appui, ses habitants vous montrent sur leurs portables ces silhouettes juchées sur les toits, « des snipers » disent-ils « qui tiraient sans sommation sur les cortèges ». Tirs à la poitrine, à la tête, au cou. Des tirs pour tuer. A l’audition de ces récits, les visages sont graves et la détermination de chacun à obtenir la chute du gouvernement sort renforcée. « Quatorze ministres de ce gouvernement étaient présents dans le précédent, commente Assem. Peut-être sont-ils intègres mais ils ont été complices. Ils ont vu et se sont tus. Il est normal qu’ils partent. Nous ne voulons plus d’eux ». On me tire par la manche vers un des habitants de Kasserine, en grève de la faim depuis quatre jours : il s’est cousu les lèvres pour signifier qu’il ira jusqu’au bout et tient entre ses mains un panneau où il est écrit : « le dictateur est tombé mais la dictature est encore là ». Un étudiant commente : « Comme on dit chez vous, quand on a tué le maître, il faut tuer son chien ».
Pourtant, au-delà de l’objectif affiché d’obtenir la chute du gouvernement, le futur est un peu vague dans les conversations ; les réponses sont parfois évasives ou naïves, faute d’une culture politique qui n’a toujours pu se développer sous le régime de Ben Ali. La cinquantaine, Salem, un ingénieur ayant étudié à Jussieu, a pour sa part des idées claires et un français parfait : « Nous avons besoin d’un gouvernement de technocrates pour expédier les affaires courantes, et s’occuper de l’essentiel à savoir : rétablir l’ensemble des libertés et mettre en place des élections sous surveillance internationale, afin d’élire une Assemblée constituante. Ce sera à elle, élue par le peuple, de rédiger une nouvelle constitution. » Une femme intervient. « D’accord, mais on veut des sièges Téfal ». Je ne comprends pas. « Des sièges Téfal ? » « Oui, me répond-elle, on veut des sièges où, quand les ministres ou les députés s’asseoient dessus, ils n’y restent pas collés ». Rigolade dans l’assistance. Quand la rigueur fait défaut, l’imagination prend le pas. « Il y a des millions de bacheliers et de diplômés de l’enseignement supérieur », me dit une femme sur le ton de l’évidence. « On devrait bien pouvoir trouver parmi eux de quoi faire un gouvernement ! » Son mari opine : « Il y a bien eu en France une armée révolutionnaire conduite à la victoire par des généraux de vingt ans ! », dit-il. Comment réfrènerait-on son enthousiasme ? Les débats sont parfois véhéments. Les uns craignent que l’armée ne finisse par prendre le pouvoir. D’autres, que les coupables ne soient jamais jugés. Quelqu’un s’étrangle depuis que les chefs d’inculpation retenus contre Ben Ali ont été rendus publics. « Ils mentionnent les fraudes fiscales, mais pas les assassinats commis par son régime ». Jamais au cours de cette semaine je n’entendrai un mot en faveur de l’ex-président, pourtant acclamé à la chute de Bourguiba. Une seule fois, une jeune femme me dira : « Nous avons tous été un peu des traitres. Ne serait-ce que par notre silence. » L’heure n’est pas à l’introspection critique, mais au soulagement et au rêve encore mal éveillé, enthousiaste d’un autre avenir. Au gré des discussions qui partout fleurissent, j’entends une immense demande de dignité et un désir équivalent de faire vivre une parole trop longtemps confisquée. La détestation pour l’ex parti-Etat, le RCD, est unanime, bien que, vraisemblablement, quelques uns des manifestants en aient été membres, par choix ou par contrainte. Nombreux sont d’ailleurs ceux qui s’inquiètent de la survie de ses structures. J’entends aussi, au gré de conversations parfois vives, un certain respect pour les opinions contradictoires. Ainsi, quand quelques critiques s’élèvent devant le proche retour d’exil du leader du parti islamiste, Rached Ghannouchi, c’est une femme qui prend la parole : « Comme tous les opposants en exil, il a le droit de revenir et de participer au débat » déclare-t-elle. « Et vous verrez qu’il y aura dans ce pays une immense majorité pour s’opposer à ses idées. »
La pluie tout à coup s’abat sur l’esplanade. Miracle de cette Commune miniature, d’immenses bâches de plastique sont instantanément déroulées sur le sol puis levées, tels des parapluies de cent mètres de long sous lesquels chacun se réfugie et que chacun soutient d’un bras levé. La pluie finie, le plastique est roulé en vue de la prochaine ondée, ou découpé afin de confectionner des tentes précaires pour une nouvelle nuit de froide humidité. Il est près de 20h30 et la nuit est déjà tombée depuis longtemps sur la place quand le premier ministre en personne prend la parole à la télévision tunisienne. L’information se répand à travers l’esplanade. On téléphone à des gens qui ont des télévisions à leur domicile et on écoute ainsi à distance. On se regroupe autour de quelques radios. Puis une grande clameur de joie monte de l’assistance. Qu’a-t-il dit ? Qui est nommé ? Partira-t-il ? Je crois comprendre qu’il reste en poste mais écarte la totalité des ministres exposés à la critique populaire. Cela dit, j’aurai des réponses si contradictoires ce soir-là qu’il me faudra attendre mon retour à l’hôtel, bien après le couvre-feu, pour connaître le détail du remaniement et des déclarations du premier ministre. S’il Mohamed Ghannouchi sauve sa tête, les ministres les plus compromis avec l’ancien régime sont écartés et un gouvernement « issu », selon ses mots « de consultations avec tous les partis politiques et les composantes de la société civile ayant accepté d’y participer », est nommé.
Vendredi 28 Janvier. Lorsque j’arrive sur l’esplanade, la mobilisation est retombée mais les débats continuent d’être vifs. Les uns considèrent que l’essentiel a été obtenu lors de ce remaniement, le troisième en quatorze jours ! Sept ministres membres du RCD ont été écartés, en particulier des portefeuilles dits « de souveraineté », la défense, l’Intérieur et les Affaires étrangères. Certains avancent que le premier ministre est un homme compétent et que la Tunisie a besoin de lui. D’autres, mécontents de cette demi-victoire, veulent poursuivre l’occupation des lieux jusqu’à sa démission, mais leur détermination est entamée. De toutes façons, il est clair que ce remaniement, auquel la puissante centrale syndicale, l’UGTT, a donné son accord, vient de sonner le glas d’un mouvement jusque-là unitaire. Quand en début d’après-midi, les militaires s’éloignent et que des policiers commencent à se masser dans une rue adjacente, il est évident que l’esplanade va être évacuée. Aussitôt des jeunes descellent les pavements des marches et les brisent pour s’en faire des projectiles. Des frondes de fortune sont fabriquées à la hâte et toute sortes d’armes plus ou moins rudimentaires, bâtons ou massues, faits de branches ou de barreaux de grille fleurissent entre leurs mains. Aux premiers tirs de gazs lacrymogènes, répondent des nuées de cailloux, mais l’affrontement est bref. Noyés sous les fumées, les manifestants doivent refluer et en moins de trente minutes l’esplanade est vidée. Pourchassées dans la médina, mais aussi sur les grandes artères, les manifestants sont dispersés sans ménagement mais sans qu’il soit fait usage d’armes à feu : ce gouvernement ne pouvait se permettre de nouvelles victimes. De fait, malgré les rumeurs et même les listes qui circuleront le lendemain, évoquant trois, quatre voire sept morts, les hôpitaux ne feront état que d’une quinzaine de blessés.
Une semaine durant, cette caravane de la liberté a été un défi lancé aux autorités, et le remaniement d’ampleur annoncé par le premier ministre, comme ses engagements en vue d’un processus électoral clair, sous contrôle international, furent une réponse à l’impératif moral scandé par les manifestants. Mais leur évacuation à la hâte, sans sommation et sans qu’aucune offre de dialogue ne leur ait jamais été adressée, trahit la persistance de vieux réflexes autistes d’une classe politique dépassée par l’événement et que n’ont jamais encombrée les soucis de la population. Moins de vingt-quatre heures après, il ne restait aucune trace de cette occupation. Tout avait été nettoyé comme si rien n’avait eu lieu. Une telle volonté d’occultation s’appelle un déni de réalité et la réalité se rappelle tôt ou tard à ceux qui la nient.
Cette jeunesse qui, en un mois, s’est forgée une légitimité politique, à défaut de posséder une culture démocratique, fut l’initiale majuscule du mot que cette révolution articula si clairement, quand elle finit par emporter toute la Tunisie : ce mot, c’est celui de « Peuple », et la foule de l’esplanade de la Kasbah l’incarna pleinement dans sa diversité géographique et sociale que transcendèrent une détermination commune et un même bonheur et l’action. Irréductible aux appartenances confessionnelles, dépassant les sensibilités politiques et les divisions entre classes sociales, le surgissement inattendu d’un tel peuple est un fait qui déjoue encore l’analyse. Mais déjà il s’impose par sa puissance et son impatience à se voir reconnu dans sa liberté et sa dignité. C’est le même peuple, avec les mêmes aspirations qui vient de balayer le régime égyptien et qui partout gronde, du Yémen à l’Algérie. Aucun des régimes autoritaires ou des dictatures policières du monde arabe n’y résistera durablement. L’Europe qui n’a cessé de se fourvoyer à leur accorder son soutien, et s’est déshonoré par son silence tout au long de ses semaines, devrait prendre garde. Avant que le slogan « Dégage ! » ne traverse la Méditerranée.
Renaud Ego